ROCK CRITICS
Éditions Don Quichotte
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Rock Critics est par excellence un livre propre à susciter un vif intérêt, et à attiser les discussions et les passions. Le premier livre du genre, Le Rock et la plume , est dû à Gilles Verlant. Et il manque curieusement dans sa bibliographie. Son concept était de rassembler un choix de chroniques de critiques français, de 1960 à 1975.
Cette sélection-ci est anonyme. Le premier texte date de 1967.
Ici, on considère que la vraie critique rock, sortant de l'enfance, a commencé en 1966 à l'arrivée de Rock and Folk .
PRÉFACE ET PRÉSENTATION
Pierre Lescure signe la préface. Il fait remarquer à juste titre à quel point la critique rock a essaimé dans d'autres domaines, pour devenir un genre littéraire moderne à part entière. Une littérature qui dit notre époque, en situant la musique et ses protagonistes, célèbres ou pas, dans le creuset social, économique et culturel qui les voit s'exprimer.
La musique, le rock envisagé comme un accélérateur de particules, qui fait bouger les choses, les gens, les mentalités. Les règles, les usages, la sensibilité, et les rapports entre les jeunes et les aînés.
Surprenant de voir, en fin de préface de Lescure, ce critique américain inexistant «Left Banks». Autrement dit Lester Bangs, qui apparaît pourtant dans plusieurs critiques ! Regrettable confusion probable entre Bangs et le groupe Left Banke...
La présentation qui suit est due à Denis Roulleau, déjà auteur d'un livre sur la littérature rock. Il raconte schématiquement l'histoire de cette veine critique devenue littéraire (avec certains en tout cas). Il évoque brièvement les précurseurs. À ce sujet, on regrettera vivement ce vieux cliché réducteur et injuste asséné par ce spécialiste.
En opposition à Disco Revue, la revue pionnière du regretté Jean-Claude Berthon, Roulleau traite Salut les Copains par le mépris, sans autre forme de procès. Ce mensuel n'était que le temple des yé-yés: il en cite deux (Claude F., Sheila)...Et c'est tout. Absolument tout. On se demande s'il a lu un jour un seul exemplaire de la revue de Ténot et Filipacchi, dont il s'agira de traiter un peu sérieusement...
Passons (vite). |
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CHRONIQUES DES DÉCENNIES EN ROCK DISTER
Chaque chroniqueur, dont le palmarès est retracé par une notice, a droit à deux textes. C'est avec le regretté Alain Dister que le défilé commence. Sous d'excellents auspices donc. On peut (re)lire le récit de son voyage initiatique de 1966 aux U.S.A. (New York, Californie), publié en février 1967 dans Rock and Folk. Il rencontre les Stones, les Beach Boys, les Mothers of Invention notamment, avec une facilité déconcertante, loin des carcans du show-business d'aujourd'hui.
On est pris par ses descriptions précises et poignantes de l'ambiance de l'époque: l'idéalisme de la jeunesse hippie ou sympathisante. Les temps qui changent, dans le bon sens alors ! |
Les filles sont accueillantes, sans calcul, dans le culte du plaisir, de l'immédiat, de la vie présente. L'amour semble aller de soi. L'obsession bienfaisante est celle de la liberté, plutôt que celle, stérile et désespérante au bout du compte, de toujours plus de sécurité. Une illusion peut-être, mais qui a pu se transformer en réalité à une échelle beaucoup moins marginale qu'à d'autres périodes. Pas étonnant que maintes personnes ayant vécu cela (non des «vieux cons», mais exactement le contraire selon moi) se sentent à l'étroit aujourd'hui. Comme des cachalots confinés dans une baignoire. L'autre contribution de Dister n'est parue qu'en septembre 1995 au Seuil, dans son livre Ezy Rider En voyage avec Jimi Hendrix . Mais l'époque est la même: il rend compte de son expédition à Londres, début 67, qui le mène jusque chez Hendrix soi-même.
C'est Jean-Noël Coghe et Dister qui furent les premiers fervents, dans le monde journalistique français, du génie noir qui semblait venir d'une autre planète ! |
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LES AUTRES
Au fil des pages, on (re)lit avec plaisir tous ces récits, ces témoignages, ces entretiens qui ratissent très large. Comme cette interview de Jagger à Paris en 1970, par Paringaux: l'homme qui a vraiment mis Rock and Folk sur l'orbite de la critique «sérieuse», pour le meilleur (souvent) et pour le pire (de temps en temps...).
Dans la première catégorie, l'émigré aux States Philippe Garnier rassemble une unanimité justifiée en sa faveur. En 1977, à Cleveland, il a un choc en découvrant les Cramps. Et aussi The Real Kids. Oui, The Real Kids...Qui ? Ceux qui, dans un petit lieu où ils se déchaînent devant un public ravi, lui font alors penser à un certain club de Richmond où de futures superstars ont commencé à se déployer: les Stones (faut-il préciser ?). C'est avec un passage tel que celui-ci que Rock Critics peut se révéler un livre cruel. Des emballements, des dilections enflammées pour des artistes tombés dans les oubliettes de l'histoire du rock. C'est parfois, voire souvent injuste.
ROCK AND FOLK ET LES AUTRES
Si le gros de ce corpus critique est tiré de Rock and Folk, d'autres sources ont été utilisées. Sans surprise: Libération, Les Inrockuptibles, voire Télérama (largement passé à côté de tout ce qui est rock pendant les deux premières décennies). Et puis ce petit joyau de la presse à mi-chemin entre le commercial haut de gamme et l'underground: Actuel. En 1972, feu Jean-Pierre Lentin y raconte par le menu la vie difficile des groupes français de rock. Un récit où l'humour et une solide dose de philosophie le disputent à un certain découragement. Les promesses non tenues, les promoteurs soit amateurs, soit véreux (voire les deux !), les tensions, les brouilles, les promesses non tenues et les lendemains qui ne chantent jamais à l'unisson avec le vocaliste compagnon de galères (au pluriel copieux) des musiciens ! Tout cela étant parfaitement transposable en Belgique et ailleurs. Lentin, musicien à ses heures (perdues ou non ?), a vécu tout cela, et son témoignage n'en a que plus de force.
Un des extraits justifiant l'achat de Rock Critics .
SÉLECTION (BA)ROCK
Un sérieux bémol - pour rester dans la sphère musicale ! - reste la nature même du choix opéré. Anonyme, comme précisé au début: et c'est gênant. Les auteurs encore de ce monde (la plupart !) ont-ils eu leur mot à dire ? Ou leur veto à opposer, ou non ? Ont-ils suggéré eux-mêmes tel ou tel texte ? Ou ont-ils simplement signé pour accord, sans plus ? Qui s'est impliqué et comment dans Rock Critics ? On aimerait une réponse à ces questions...
Yves Bigot est un vrai fan de rock depuis quarante ans. Outre sa carrière à succès dans le monde médiatique français (moins belge, mais c'est hors sujet et sans importance ici), ce qui nous concerne ici est la qualité, l'honnêteté, la précision de ses articles.
Ce qui n'exclut nullement l'enthousiasme, cette respiration de l'âme.
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Yves Bigot est doté de cette qualité essentielle: il accorde une importance primordiale aux faits, à la rigueur journalistique.
On ne comprend pas pourquoi un de ses deux articles retenus est une description des aléas juridiques et judiciaires qui ont émaillé la saga de...la Lambada ! Très bien fait et irréprochable; mais quel rapport avec le rock, même au sens très large ? Combien d'autres, signés par lui et directement liés à notre musique, auraient pu se frayer une petite place bien méritée dans Rock Critics ?
Le but est peut-être de démontrer qu'un journaliste rock digne de ce nom peut écrire sur d'autres sujets. Nécessaire ou non, à vous de juger...
Les regrets sont d'autant plus vifs que l'autre contribution de Bigot est parfaite: sur Mc Cartney pour ses soixante-quatre ans en 2006 ( When I'm Sixty Four!).
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En ce qui concerne feu Lionel Rotcage, le fils de Régine, dont la vie fut aussi active et variée que celle de Bigot, on trouve un autre cas de figure: le pire et le meilleur. D'abord, ce qui fâche: un jeu de massacre contre le monde des fans d'Elvis, en ne s'intéressant qu'aux plus... basiques (vous me comprenez, et connaissez mon amour pour le King). Et l'intérêt sociologique douteux de cette étude à charge est encore plus battu en brèche par la description d'Elvis dans sa tombe: un «gros tas». Ce «Presleyland» de 1987, publié dans Libération , est un cheveu sur la soupe. Pour rester correct. Gras et plein de poux. Sorry je me lâche...
D'autant plus dommage que l'imposture réalisée avec succès en 1981 au Midem par Rotcage, est savoureuse, voire irrésistible !
Il s'est promené parmi les stands des exposants français de cette manifestation connue mondialement. Il a proposé plusieurs titres d'un nouveau groupe de rock français aussi prometteur que fictif: quelques titres moins connus de Téléphone, en changeant le nom. Tous n'y ont vu que du feu, sans exception s'il faut en croire Rotcage. Et les rendez-vous étaient pris pour la signature exclusive de ces nouvelles stars potentielles ! On peut ne pas être rancunier (voir plus haut) et apprécier, même en n'étant pas un admirateur de Téléphone.
Très belle surprise que ce voyage polonais, en 1981, de celui qu'on connaît aujourd'hui comme auteur et documentariste: Christophe Nick. Encore un autre exemple de l'axiome selon lequel la critique rock mène à tout ! Nick accompagne un groupe écossais de rockabilly dont les amateurs se souviennent, et qui enregistrèrent même avec le légendaire roi du skiffle Lonnie Donegan: les Shakin' Pyramids.
Outre la découverte de la vie de tournée dans un pays pas encore habitué à notre culture occidentale, on est touché par un certain concert où les jeunes, coincés dans un contexte gris et sans avenir, se lâchent comme des fous lors de ce gig de rockabilly ressenti comme une libération, un grand orgasme collectif. Alors qu'ils n'y connaissent rien, vu leur environnement. Pour Christophe Nick, c'est 1954...En dehors de toute analyse, de toute mise en perspective, la confirmation, tout simplement, de la fabuleuse force irrésistible, de la puissance de feu du rock and roll. Back to basics...
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Magnifique interview de Brian Wilson en 1992, chez lui à Malibu, par une des têtes de pont de la critique actuelle: Michka Assayas. Il dépeint le comportement du génie troublé mais lucide semble-t-il, ou revenu de loin (pas encore tout à fait), avec pertinence, bienveillance et lucidité. En posant d'excellentes questions sur sa musique, ses processus de création, ses rapports avec ses anciens compagnons, sans éviter la drogue.
On ne peut citer tout le monde. Les deux critiques d'Arnaud Viviant, sur AC/DC et... Sinatra (oui, the Voice) correspondent exactement aux défauts exaspérants d'une certaine critique très «parisienne», dans le sens négatif du mot. Cela ne s'applique qu'à une minorité, mais trop présente. Des théories fumeuses, un salmigondis idiosyncrasique qui s'éloigne à bride abattue de la vérité de la musique, en s'imaginant oeuvrer dans la qualité, si ce n'est le génie.
Un épiphénomène sans intérêt, et un choix contestable par là même.
Bayon est d'un autre niveau, mais il a ouvert cette brèche déplorable, comme on le constate encore avec ses deux articles, dont un présentant la relation Elvis-colonel Parker, et ses conséquences sur la carrière d'Elvis, sous un jour parfaitement...bizarre. La place manque pour en disserter ici.
Kurt Cobain |
Une seule fille parmi ces mâles plumes... Celle de Laurence Romance, qui est victime d'un ratage en 1990 (la mauvaise volonté crasse de la diva Polnareff), mais qui réussit une des dernières interviews de Kurt Cobain, en 1993. L'infortunée star torturée qui ne rêve alors que de recentrage loin du cirque show-biz, vers la simplicité spartiate qui est alors l'apanage d'un Johnny Cash des dernières années, voire d'un Big Bill Broonzy jadis. Tout le monde ne rêve pas d'un destin à la Madonna, ou Lady Gaga aujourd'hui (et de sa musique encore moins), mais Cobain n'a pas pu vivre cet avatar musical souhaité.
Le compagnon de Romance est le seul non-Français: l'Anglais Nick Kent, mais qui a posé ses marques dans l'Hexagone. Sa description d'un Gainsbourg déjà au bout du rouleau, fin 1988, ne semble pas flirter avec le sensationnel ni la mauvaise foi. D'autres n'ont pu que confirmer le déclin physique et psychologique de celui qui restera à jamais un tout grand malgré tout. |
Les Patrick Eudeline, Bruno Blum, voire Ardisson sont présents; également Kaganski ( Inrocks ) dans un bon reportage sur les lieux de jeunesse de Springsteen.
De toute façon, un panorama très vaste et éclectique du monde de cette critique soumise à des courants divers, à des modes, à des querelles de chapelle, à des amnésies et à des retours en grâce de gens naguère excommuniés...
Une belle illustration d'une certaine comédie humaine, à laquelle nous participons tous peu ou prou.
Et une lecture captivante quoi qu'il en soit !
CHRISTIAN NAUWELAERS
ÉPILOGUE
Les absents n'ont pas toujours tort, lorsqu'ils n'y sont pour rien.
En dépit du choix éditorial (pas de contributions datant du début des années soixante), certains autres journalistes méritent de figurer dans un second volume. S'il survient un jour, ce qu'on souhaite. Des Barsamian, Bruno le Trividic, Jouffa. Voire des gens plutôt inattendus: par exemple Philippe Labro chantant les louanges de Chuck Berry à l'Olympia, en 1965.
Jean-Noël Coghe fait partie des pionniers de la critique française, dont les livres et témoignages paraissent toujours avec régularité. Un article différent et inspiré de Coghe n'a pas pu être très connu, vu le support: le quotidien Nord Éclair , le 23 juillet 1964. «Les purs rockers sont des poètes.»
Une critique venue du Nord, avant sa collaboration à Disco Revue puis Rock and Folk notamment. L'esprit du rock, du rock and roll s'est amplement décentralisé: il souffle aussi près de notre frontière franco-belge. Qui s'en plaindrait ?